Membres

lundi 17 avril 2017

N°15) Crécy selon Froissart 1/2



Quand le roi de France et sa grosse troupe se furent éloignés de la ville d'Abbeville d'environ deux lieues, approchant des ennemis, il lui fut dit " Sire il serait bon que vous fissiez entendre à ordonner vos batailles, et que vous fissiez passer devant tous les gens de pied, afin qu'ils ne soient pas foulés par ceux à cheval, et que vous envoyiez chevaucher en avant trois ou quatre de vos chevaliers, pour voir en quel état sont vos ennemis " Ces paroles plurent bien au Roi, et il envoya quatre chevaliers bien vaillants, le Moine de Basèle, le seigneur de Noyers, le seigneur de Beaujeu et le seigneur d'Aubigny.
Les quatre chevaliers chevauchèrent si avant qu'ils approchèrent de bien près les Anglais, et qu'ils purent bien voir et imaginer une grande partie de leur affaire. Et les Anglais virent bien qu'ils étaient la pour les voir; mais ils n'en firent pas semblant, et les laissèrent se retirer bellement tout en paix.

Or retournèrent les quatre chevaliers vers le roi de France et son conseil qui chevauchaient au petit pas, en les attendant. Et ils s'arrêtèrent sur le champ dès qu'ils les virent venir. Les chevaliers dessus dits fendirent la presse, et vinrent jusqu'au roi. Alors il leur demanda tout haut : "seigneurs quelles sont vos nouvelles? " Et ils se regardaient  les uns les autres sans mot dire, car nul ne voulait parler avant son compagnon. Enfin sorti de la bouche du roi l'ordre au Moine de Basèle de dire ce qu'il pensait, il était chevalier de monseigneur Charles le Roi de Bohême, qui s''en tenait pour bien paré quand il l'avait avec lui.
Sire dit le Moine de Basèle, je parlerai donc puisqu'il vous plait, sauf les corrections de mes compagnons. Nous avons chevauchés si avant que nous avons vu et considéré l'ordonnance des ennemis. Sachez qu'ils se sont unis  et arrêtés en trois batailles bien comme il faut, et ne font nul mine de fuir, mais vous attendrons à ce qu'ils montrent. De mon côté je conseille, sauf toujours meilleur avis, que vous fassiez arrêter et loger tous vos gens dans les champs pour cette journée. Car lorsque les derniers seront arrivés et que vos batailles seront ordonnées, il sera tard, vos gens seront fatigués, lassés et sans ordres. Et que vous trouverez vos ennemis frais et reposés, et bien instruits de ce qu'ils doivent faire. Vous pourrez demain matin ordonner vos batailles mieux et plus mûrement , et plus à loisir examiner vos ennemis, pour savoir par ou on les pourra combattre, car soyez assuré que les Anglois vous attendront.

Ce conseil plut fort au roi de France, et il commanda qu'il en fut fait comme le Moine l'avait dit. Si chevauchèrent les deux maréchaux, les uns devant les autres derrière, en disant et en commandant aux bannerets: " Arrêtez bannières, de par le Roi, au nom de Dieu et de monseigneur saint Denis! " Ceux qui étaient les premiers s'arrêtèrent à cette ordonnance, mais non les derniers qui chevauchaient toujours plus avant. Et ils disaient qu'ils ne s'arrêteraient point jusqu'à ce qu'ils fussent aussi avancés que les premiers. Et quand les premiers virent qu'ils les approchaient, ils chevauchèrent en avant. Ainsi et par grand orgueil survint cette affaire, car chacun voulait dépasser son compagnon. Et jamais ne put le vaillant chevalier faire entendre ou croire sa parole, dont il arriva grand mal, comme vous ouïrez présentement.











Et ni le roi ni ses maréchaux ne purent être maître de leurs gens; car il y avait la si grand nombre de grands seigneurs que chacun par envie voulait montrer sa puissance. Ainsi chevauchaient en cet état, sans ordres et sans commandement, si avant qu'ils approchèrent des ennemis et les virent en leur présence. Or ce fut grand blâme pour les premiers, et mieux leur eût valu s'être arrêtés à l'ordonnance que faire ce qu'ils firent.

Car sitôt qu'ils virent leur ennemi ils reculèrent tout à coup, si fort en désordre, que ceux qui étaient derrière s'en ébaubirent et crurent que les premiers combattaient et étaient déjà déconfits. Et quand ils crurent approcher des ennemis, à trois lieues de loin ils tirèrent leurs épées et crièrent: " à la mort à la mort " et ils ne voyaient personne. Il n'est aucun homme qu'il fut présent à cette journée ou qu'il ait eu le loisir d'aviser ou d'imaginer toute la besogne ainsi qu'elle alla, qui en ait su ni pu imaginer la vérité, surtout du côté des Français, tant il y eut pauvre ordre en leur ordonnance. Les Anglais qui étaient ordonnés en trois batailles et qui étaient bellement assis à terre, aussitôt qu'ils virent les Français approcher, se levèrent tranquillement sans nul effroi, et se rangèrent en leurs batailles, celle du Prince tout devant, avec les archers placés en manière de herse, et les gens d'armes au fond de leur bataille. Le Comte d'Arundel et le Comte de Northampton  avec leur bataille, qui était la seconde, s'y tenaient bien ordonnément  tout prêt et instruits pour soutenir le Prince, si besoin en était.

Vous devez savoir que les seigneurs, rois et ducs, comtes et barons Français ne vinrent pas là tous ensemble, mais l'un devant l'autre derrière, sans règle ni ordonnance. Quand le roi Philippe vint jusqu'à la place ou les Anglais étaient, et qu'ils les vit, le sang lui bouillit dans les veines, car il les haïssait, et il ne se put retenir de combattre, et il dit à ses maréchaux: "faites passer nos Génois devant et commencer la bataille " Si il y avait environ quinze mille de ces arbalétriers qui eussent autant aimé ne pas commencer la bataille, car ils étaient rudement lassés et fatigués après avoir fait à pied plus de six lieues, tout armé et en portant leurs arbalètes. Ils dirent donc à leur connétable qu'ils n'étaient pas bien préparés pour grands exploits. Ces paroles volèrent jusqu'au Comte d'Alençon qui en fut durement courroucé et dit " on se doit bien charger de telle ribaudaille qui manque au plus grand besoin ".










Pendant ces paroles il descendit du ciel une pluie si grosse et si serrée que ce fut merveille, avec un tonnerre et des éclairs grands et terribles. Un instant avant cette pluie, en dessus des batailles, et autant d'un côté que de l'autre, avaient volé une foule de corbeaux sans nombre, qui menaient le plus grand bruit. Et disait un sage chevalier que c'était signe d'une grande effusion de sang. Après tout cela, l'air commença à s'éclaircir et le soleil à luire beau et clair, et les Français l'avaient tout droit dans les yeux et les Anglais dans le dos. Quand les Génois furent assemblés et qu'ils durent approcher l'ennemi, ils se mirent à crier si haut que ce fut merveille, pour troubler les Anglais; qui restèrent cois sans bouger, une seconde fois ils crièrent et marchèrent un peu en avant et les Anglais restèrent sans bouger de leur place. Une troisième fois ils crièrent et partant en avant, ils tendirent leurs arbalètes et se mirent à tirer. Mais quand les archers Anglais virent cette ordonnance ils firent un pas en avant et puis firent voler leurs flèches de la belle façon, qui descendirent si dru sur les Génois qui n'avaient point appris à connaitre de tels archers, quand ils sentirent ces flèches qui leur perçaient bras, têtes et lèvres, furent tantôt déconfits. Et plusieurs d'entre eux coupèrent les cordes à leurs arcs et d'autres les jetèrent par terre et se mirent à reculer.

Mais il y avait une épaisse haie de gens d'armes montés et parés richement, qui regardaient la situation des Génois, si bien que lorsqu'ils crurent s'enfuir, ils ne le purent. Car le roi de France, grandement mécontent quand il vit qu'ils étaient déconfits, commanda et dit: " or tôt tuez toute cette ribaudaille, ils nous embarrassent et tiennent la voie sans raison. " La vous auriez vu des gens d'armes s'engager parmi eux, les frapper et occire. Et toujours tiraient les Anglais vigoureusement au plus fort de la presse, et ne perdaient aucuns de leurs coups; car ils empalaient et frappaient à travers le corps et les membres, chevaux et gens d'armes, qui tombaient là et trébuchaient à grand peine et ne pouvaient être relevés. Ainsi commença la bataille de Crécy en Ponthieu. M de V